(Article critique) Gaspard de Cherville, l’autre «nègre» d’Alexandre Dumas

Guy Peeters, Ami de Dumas, a notamment publié en 2017 l’ouvrage « Gaspard de Cherville, l’autre «nègre» d’Alexandre Dumas ». Un article lui rend hommage.

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ARTICLE :

À la p. 574 de sa biographie Alexandre Dumas le Grand (Phébus, 2002), Daniel Zimmermann a exécuté Gaspard de Cherville en le qualifiant de «pauvre type». Il a perdu une bonne occasion de se taire. Quinze ans après, car la vengeance est un plat qui se mange froid, Guy Peeters lui répond avec un pavé du même tonneau, mais beaucoup mieux renseigné: une biographie presque entièrement constituée de documents inédits consacrée à ce Gaspard de Cherville que seuls connaissaient jusque-là les amateurs de littérature cynégétique et les spécialistes d’Alexandre Dumas. Cet aimable marquis, en effet, né à Chartres en 1819, a été le collaborateur de Dumas pour une dizaine de titres publiés en une dizaine d’années, nettement moins célèbres que ceux écrits avec Auguste Maquet (d’où le titre de la biographie), depuis Le Lièvre de mon grand-père (1856) jusqu’à Parisiens et provinciaux (1866), en passant par Black (1857), Le Chasseur de sauvagine (1857), Les Louves de Machecoul (1858) et La Marquise d’Escoman (1860). Après quoi il a volé de ses propres ailes. Exception faite d’un premier roman publié sous pseudonyme chez Poulet-Malassis en 1862, Le Dernier Crime de Jean Hiroux, il a signé de son nom le reste de son œuvre: Les Aventures d’un chien de chasse (Hetzel, 1862 aussi), Histoire d’un trop bon chien (Hetzel encore, 1867), Pauvres Bêtes et pauvres gens (1869), La Chasse aux souvenirs (1875), Contes de chasse et de pêche (1878), La Vie à la campagne (1879), Récits de terroir (1893), nous en passons, mais pas de meilleurs.

Guy Peeters, qui avait publié, chez le même éditeur il y a douze ans La Justice belge contre le sieur Victor Hugo, présente la vie de son auteur en trois parties d’inégale importance: avant Dumas (1819-1852, une cinquantaine de pages), la collaboration avec Dumas (1852-1870, près de 350 pages), après Dumas (1871-1898, une grosse centaine de pages). Cette répartition évoque évidemment la vie de Victor Hugo coupée par l’exil – d’autant que les deux parties centrales coïncident, ce qui n’est pas complètement le fruit du hasard, ni les retrouvailles en Belgique de tous ces protagonistes. Mais elle se justifie aussi par les documents conservés: essentiellement les lettres de Cherville à son ami (et compatriote) l’éditeur Hetzel (BnF), et les lettres du même à Jules Claretie (Arsenal). Dans un cas comme dans l’autre, ces documents ne sont pas datés, ce qui ne facilite certes pas la tâche du biographe, rendue plus compliquée encore par la discrétion de l’épistolier. Sa vie privée, reconstituée précautionneusement à travers romans et documents d’archives, ne manque pourtant pas non plus d’intérêt: ce vrai marquis désargenté, joueur et chasseur, qui ruine sa femme épousée pour sa fortune et vit avec ses maîtresses successives, mi-bohème mi-vieille France, commence en Bel Ami et finit en La Fontaine. Ajoutons ces deux bizarreries rocambolesques: que les lettres échangées entre Dumas et Cherville, qui étaient conservées au château de Monte-Cristo, à Port-Marly, y ont été volées en 1992; et que le manuscrit inédit des Souvenirs d’Alexandre Dumas composés par Cherville pour son ami Claretie a disparu en 1918, à la vente de la bibliothèque de Jules Claretie. Ces manques ne sont toutefois pas trop criants: Claude Schopp avait pris une copie des lettres avant leur disparition, qu’il a mise à la disposition du chercheur, et les trois articles de souvenirs de Cherville sur Dumas, publiés dans «Le Temps»même s’ils ne font sans doute pas double emploi avec le manuscrit disparu, pallient en partie ce manque («Les derniers coups de fusil d’Alexandre Dumas» et «Alexandre Dumas intime», 11 septembre et 22 octobre 1883; et surtout «Alexandre Dumas à Bruxelles», les 12, 19 et 21 avril 1887).

De même que Cherville avançait souvent masqué, pour des raisons que le livre explique, Guy Peeters inaugure un nouveau circuit éditorial en publiant cette biographie dans une collection jusque-là réputée pour ses sommes universitaires ou ses recueils d’articles. C’est une vraie bonne surprise pour le lecteur, mais pas une aussi bonne nouvelle pour le monde éditorial: il y a vingt ans, ce livre aurait trouvé sans peine un éditeur généraliste; aujourd’hui, il est cantonné dans l’édition universitaire, et son prix rend sa diffusion problématique. Bien sûr, ce circuit permet d’offrir des citations beaucoup plus longues que dans une biographie habituelle: les extraits de livres, d’articles ou de lettres occupent parfois plus d’une page entière en petits caractères, sans parler des résumés d’œuvres; les polémiques (dans la presse) sont retracées étape par étape, et quand il faut insérer des tableaux sur deux colonnes pour comparer deux textes (souvent un texte et son réemploi), l’auteur ne s’en prive pas. Il présente et accompagne tous ces documents en se tenant toujours à la bonne distance, empathique et critique, n’hésitant pas à corriger le «Quid Dumas» et le Dictionnaire Dumas quand il y a lieu, ni à prendre position le cas échéant («Hetzel avait raison», commente-t-il laconiquement au moment où ce dernier conseille à Cherville de brûler son premier roman; il déplore à l’inverse la disparition de La Piaffeuse, son roman le plus attachant).

Alors que la biographie souffre habituellement du ressassement éternel des mêmes informations et de la défiguration gratuite des sources, voici un ouvrage totalement neuf et précis sur ce marquis de Cherville que l’amour de la terre et des animaux a rapproché à deux reprises de Zola, qui a fréquenté Eugène Sue et Victor Hugo. Il ouvre du même coup des perspectives intéressantes sur ces auteurs majeurs, sur quelques figures secondaires outre Hetzel et Claretie déjà nommés (Noël Parfait, Marie Dumas, Auguste Maquet…) et sur la collaboration littéraire telle que la concevait Dumas, beaucoup plus complexe que les caricatures (et Dumas fils, le gardien du temple) ne la donnent à voir habituellement. Bref, ce Gaspard de Cherville qui mérite tous les éloges est une vraie découverte: qu’on se le dise!


Jean-Marc Hovasse, « Guy Peeters, Gaspard de Cherville, l’autre «nègre» d’Alexandre Dumas », Studi Francesi [Online], 185 (LXII – II) | 2018, online dal 01 août 2018, consultato il 12 novembre 2018. URL : http://journals.openedition.org/studifrancesi/13795